Sortir Bordeaux Gironde : Trois albums très africains et là...
Rokia Traoré : Lorsque je me suis lancé dans la musique, les instruments traditionnels me fascinaient, pour les avoir beaucoup entendus à la maison, enfant. D'où le besoin d'en savoir plus, de travailler avec des musiciens traditionalistes, pour ensuite faire ma musique avec des acoustiques d'Afrique de l'ouest, des instrus comme le n'goni, un art transmis là-bas de père en fils. Mais au-delà du besoin artistique, il y a également une démarche humaine plus personnelle vers une partie de ma famille restée au village, une partie de la société malienne que j'ignorais pour ne pas y avoir grandi. La musique m'a permis de découvrir les gens, le vrai Mali... je m'en rends compte aujourd'hui.

Sortir : Et donc Tchamantché.
R. Traoré : Après 10 ans dans un même projet, c'est un besoin de changement, l'envie de faire autre chose musicalement : finie l'orchestration purement africaine, mais davantage de guitare, le premier instrument dont j'ai appris à jouer, et des sections rythmées avec des textes en français, et même une chanson en anglais, plus largement compréhensibles. Quelque chose de spontané, de naturel : peu importe le projet, ça reste ma personnalité et ça se ressent. Je n'ai pas le même parcours que le plupart des artistes maliens, je ne fais pas de reggae ni de R'n'B, je fais juste la musique qui me branche. C'est ce qui fait aussi que j'ai un statut particulier en Afrique, pas forcément évident à gérer...

Sortir : Un statut particulier ?
R. Traoré : Le Malien est très conservateur, exclusivement confiné à la musique traditionnelle, facile à écouter... je suis tout le contraire. Du coup, ma popularité est davantage le fait de mon excentricité, de cette modernité assumée. Je ne vais pas faire les choses différemment pour plaire : je suis comme je suis, là-bas comme ici ! Mais à la décharge du public, je n'y joue pas souvent : c'est compliqué au niveau structurel car sans politique réelle autour du spectacle vivant, peu de salles réservées aux musiques actuelles. Mon premier concert à Bamako, je l'ai produit moi-même afin de proposer des billets abordables et remplir le stade... aucun artiste malien n'en est capable : ça prouve qu'il y a un public pour ma musique au Mali, qui apprécie cette différence et veut avancer.

Sortir : Pour quels rapports avec votre public ?
R. Traoré : La musique, c'est comme un théâtre, une comédie : le sujet dont on parle, on y croit, on l'habite... Plus le message est clair, mieux il passe et plus sensible est celui qui le reçoit. Lorsqu'on est  sincère dans le jeu de chant, sans forcer, ça s'entend... on ne réfléchit pas à tout ça, on se met dedans et l'échange s'établit naturellement. C'est totalement palpable dans un spectacle : on donne quelque chose qui vous est renvoyé, on perçoit les états d'esprit du public, c'est un jeu de miroir. Tout est là : c'est pour ça que je fais de la musique.

Sortir : La suite ?
R. Traoré : Avant un nouvel album, des compositions pour le théâtre et surtout ma fondation au Mali pour travailler avec les jeunes au niveau psychologique et professionnel, leur apporter des solutions. Dans une société qui s'occidentalise, chacun se retranche sur l'individualisme... et puis d'un côté il y a le Sida, de l'autre une société malienne pour qui le sexe est toujours tabou ; d'un côté on dit aux femmes d'aller à l'école et en même temps on leur dit que le mariage demeure indispensable. Résultat, les jeunes sont paumés. Je serais plus souvent là-bas les 3 ou 4 prochaines années pour mettre tout ça en place : c'est plus important que la considération du public. Et puis je ne mène pas la grande vie comme peuvent le faire les artistes de chez nous : je vais encore au marché, pas de bijoux ni de Mercedes : c'est aussi le paradoxe que je suis, je fais les choses différemment parce que je n'ai pas grandi là-bas. D'ailleurs, j'écrirais bien un bouquin sur cette histoire, mon statut au Mali, largement dépendant de cet esprit local...