Mollat : Pourquoi avoir attendu si longtemps avant de vous lancer dans cette introspection ?
Anne Sinclair :
À la base, je n'avais pas forcément vocation à écrire sur ma famille, sur l'art et son histoire. D'ailleurs, ce livre ne se veut pas un ouvrage d'experts, ni une biographie du marchand que fut mon grand-père, plutôt une forme de témoignage, également pour renouer avec une partie de ma famille que j'avais quelque peu mise de côté. Mon grand-père, c'est plus l'histoire de mes parents, moi j'étais sur autre chose, j'ai voulu faire carrière, du journalisme politique, et comme une adolescente, je refusais de me couler dans le moule de la famille. Et puis on atteint un certain âge, on se retourne sur soi, ma mère a disparu, je me suis plongé dans des cartons et j'ai retrouvé ce grand-père : j'ai eu envie de lui rendre un hommage qu'il n'avait jamais eu, car c'était un homme extrêmement modeste qui répugnait à l'autobiographie et qui voyait son rôle uniquement comme celui d'un passeur d'oeuvres d'art.

Mollat : Il y a également ce lieu, 21 rue de La Boétie (le titre du livre), qui représente beaucoup de choses...
Anne Sinclair :
C'était le siège de la galerie d'expo familiale, où l'on pouvait admirer de très belles choses, mais c'est devenu ensuite celui de l'Institution des Questions Juives, un organisme monstrueux géré par la Gestapo... Ce choc entre l'art et la guerre, ça m'a aussi intéressé. Et puis audelà de ça, de cette quête d'identité pour mon grand-père et moi-même, au debut c'est l'histoire d'un accident : il y a deux ans, on m'a fait des difficultés pour renouveler mes papiers identité... je me suis rendu compte qu'être française n'allait pas de soi, que c'était pas toujours facile à prouver : ça m'a encouragé à replacer également la notion d'identité au milieu de tout ça.

Mollat : Et cette galerie, votre famille l'a abandonné plutôt précipitamment.
Anne Sinclair :
En 1939, mes grands-parents sont partis à Tours, puis sur Bordeaux, où ils avaient une maison à Floirac, bien connue aujourd'hui (Le Castel)... et puis le 16 juin 40, il a fallu fuir, au moment où les troupes allemandes ont déboulé en France. En tant que marchand d'art, mon grand-père etait sur la liste noire des Allemands, car il avait assisté à la purge de leurs collections privées, suite à laquelle des oeuvres d'art absolument merveilleuses se sont retrouvées sur le marché... Mon grand-père a monté une association de marchands européens pour faire en sorte que les Allemands n'en récupèrent pas un sou. Derrière, toute la famille a pu rejoindre les Etats-Unis, grâce à l'amitié de mon grand-père avec le directeur du Musée d'Art moderne de New-York, qui a expliqué combien ce serait une richesse d'accueillir Paul Rosenberg et sa famille. Au final, ils ont souffert de l'exil, de la dénationalisation et du pillage absolu de la galerie de La Boétie, mais ont été protégés comparés aux horreurs de la  guerre.

Mollat : Vous insistez souvent sur le coup d'oeil légendaire de votre grand-père.
Anne Sinclair :
Je me souviens, enfant, il m'emmenait faire le tour de ses confrères marchands : sur le retour, je le voyais très songeur et puis il disait "non, c'est un faux". Il avait à la fois un flair très développé, une grande connaissance de l'art et surtout il avait compris qu'à l'époque, l'art contemporain n'était pas ce qu'il est aujourd'hui : de nos jours, un requin dans du formol, ça fait de l'art contemporain... En même temps à son époque, les passants devaient avoir le même genre de réaction devant des Picasso, genre "mon fils pourrait en faire autant". Son talent, ça a été de faire la différence entre ce qui était génial et ce qui ne valait rien : l'art contemporain produit du meilleur et du pire à chaque époque. Et au-delà de tout ça, il a surtout su investir dans des artistes, leur donner la possibilité de peindre en étant rémunéré : il a su les accompagner, c'était pas simplement un boursicoteur.

Mollat : Ils avaient ses limites en terme de goût artistique ?
Anne Sinclair :
Chacun a ses propres limites et lui faisait de vrais efforts sur lui-même : il était d'éducation bourgeoise, donc avec des goûts quelque peu en décalage... Par exemple, il n'a jamais aimé les surréalistes, qu'il considérait davantage comme un mouvement littéraire qu'artistique : Dali était passé le voir pour lui montrer ses oeuvres, il lui a répondu "ma galerie est une galerie sérieuse, on n'expose pas les clowns" ! Ça peut paraître comme un manque de vision, mais lui n'a pas aimé ça, chacun rencontre les limites à sa propre modernité. Moi lorsque j'entre dans une maison avec des gens qui se croient très portés sur l'art et que je vois dans un coin du salon un sac de ciment avec une truelle en plein milieu, j'ai du mal à ne pas m'entendre dire "ah, vous êtes encore en travaux" ! Aujourd'hui, on n'ose plus dire qu'on n'aime pas l'art contemporain car on s'est trop trompé... Or, il faut oser dire j'aime ou j'aime pas : une leçon de mon grand-père, c'est qu'il n'y a pas d'art beau ou d'art laid, il y a l'art qui vous parle ou ne vous parle pas : soit il déclenche chez vous une émotion, soit il ne déclenche rien, c'est la règle que je me suis toujours fixé.