Sortir : Quel a été le point de départ de l'aventure Siegfried ? Comment vous est venue l'idée de donner une interprétation dessinée à l'opéra colossal de Wagner ?


Alex Alice : J'ai été initié très jeune à l'opéra par mon père qui avait essayé de me montrer la tétralogie de l'Anneau du Nibelung de Wagner. C'était une histoire qui me fascinait mais j'avais beaucoup du mal à y entrer. Cette histoire de dieux, de dragons, d'anneau magique, de malédiction m'a vite fasciné sans que je parvienne à m'y plonger. Plus tard, en grandissant, j'ai découvert Tolkien, le Seigneur des Anneaux et toute la fantasy et c'est un univers qui me titillait vraiment et que j'avais envie d'explorer. Au moment de chercher un nouveau projet après le Troisième Testament (première – et géniale - série d'Alex Alice avec Xavier Dorison, NDLR), je suis allé chercher du côté des mythes fondateurs. J'avais le thème wagnérien sous le nez mais il me paraissait quelque part trop évident et j'en avais un souvenir un peu biaisé de dieux s'échangeant des grandes tirades. En me replongeant dans les livrets, j'ai redécouvert la force du récit écrit par Wagner pour l'opéra, quand bien même certaines des choses qu'il imagine sont impossibles à retranscrire sur une scène d'opéra et conviennent mieux au cinéma ou à la bande dessinée : magie, merveilleux, transformations, créatures étranges. Et j'ai surtout redécouvert un drame puissant extrêmement bien écrit et fondateur à bien des égards de la fantasy du XXème siècle. Tout cela, combiné à ma fascination enfantine pour cet univers faisait que c'était d'un seul coup, une évidence.

 

Image Siegfried.jpgSortir : L'oeuvre wagnérienne est ample, imposante et vous faites le choix de resserrer le récit autour de Siegfried. A-t-il été compliqué de sélectionner les parts du récit que vous souhaitiez conserver ?


A. Alice : Effectivement, ma toute première idée était d'adapter la tétralogie en me disant que j'allais commencer par la troisième partie, celle consacrée à Siegfried. C'est l'histoire, pour moi, la plus attrayante et celle dans laquelle on entre le plus facilement. C'est aussi celle qui contient le plus d'éléments fantastiques et puis elle raconte l'histoire du tueur de dragons, archétype absolu du récit fantastique. En commençant à y travailler je me suis aperçu que je pouvais ramener tout ce qui m'intéressait dans l'opéra de Wagner autour du personnage de Siegfried et autour de son histoire donc, c'est ce que j'ai essayé de faire. Evidemment, il n'y a pas tout, des histoires qui ne sont pas liées à Siegfried ne peuvent être reprises et l'ensemble et totalement subjectif. Je commence donc avec des élements de L'or du Rhin qui est le premier opéra et je termine avec Le Crépuscule des Dieux. Ca a donc été assez compliqué et assez simple dans la mesure où j'avais pour fil conducteur l'histoire de Siegfried et que je ne la quitte pas. Tous les éléments racontés, le sont parce qu'ils sont indispensables au récit. J'ai bien sûr simplifié un peu par rapport à l'opéra et il m'est aussi arrivé de revenir, au-delà du travail de Wagner aux origines du mythe. Ce n'est en tout cas pas une adaptation de l'opéra mais un récit de l'histoire de Siegfried en me basant sur ce qui a été fait sur le personnage et sur ce qui moi m'intéresse dans le Ring.

 

Sortir : Le récit est ample et il contient un arrière-plan fantastique fort et riche mais évoqué de façon plutôt subtile et discrète. Etait-ce une démarche volontaire que de rester dans quelque chose de plus suggestif que démonstratif ?


A. Alice : Oui, entièrement. Il y a un truc qui me gêne dans la fantasy en général et dans la fantasy au cinéma en particulier : la magie se résume aux effets spéciaux et non à un regard particulier sur le monde qui fait que certains éléments vont prendre un relief différent, Couv Siegfried.jpgqu'il va se passer des choses anormales qui vont permettre de regarder la réalité différemment : non, la magie se résume aux effets spéciaux. Je déteste ça ! La magie, ce ne sont pas les effets spéciaux. Tout cela est lié à l'évolution technologique, il est évident que les effets spéciaux – grosse digression, il faudra couper ! (rires) - permettent des choses formidables comme Le Seigneur des Anneaux de Peter Jackson, dont je suis fou même s'il choisit une approche très démonstrative mais qui reste très cohérente, j'adore. Mais montrer les choses plutôt que de le suggérer, c'est un peu gâcher le potentiel merveilleux d'un récit.

 

Sortir : Votre choix d'une retenue à cet égard faisait-il partie d'une démarche consciente, dans le sens où cela vous permettait de mieux coller à l'oeuvre originelle ou est-ce que cela s'est fait naturellement parce que vous êtes plus à l'aise dans un récit de ce type ?


Alex Alice : Je pense que c'est assez peu conscient et ça n'était pas forcément là au départ, que ce vocabulaire, je l'ai choisi petit à petit. Mais en gros, je pense que la magie et le fantastique sont beaucoup plus puissants, pour certains effets, s'ils sont entre les cases, dans l'ellipse, et donc dans la tête du lecteur, plutôt que s'il est platement dessiné dans la case, devant ses yeux. Et en même temps, c'est vrai que je suis un peu ambigu avec ça, parce que si je fais du fantastique, c'est aussi pour dessiner et montrer des choses incroyables. Je pense qu'il faut faire les deux et que ce n'est pas forcément incompatible. Ce que je trouve formidable, par exemple dans l'adaptation du Seigneur des Anneaux par Peter Jackson, c'est qu'il est capable de réaliser des plans hallucinants de Gandalf en train d'affronter le Balrog de la Moria dans des décors dantesques dans lesquels on en prend plein les yeux. Et je trouve ça magnifique et génial qu'il le fasse, mais en même temps il ne se contente pas de ça : lorsqu'il présente Gandalf dans les premières scènes du film, un des moments où il est le plus impressionnant, c'est quand Bilbo doute, que Gandalf grandit et que la lumière baisse. Tout ça n'est rien : la lumière diminue, un grondement sonore et un acteur qui hausse la voix. Ce qui est fabuleux, c'est que Jackson fait l'un sans oublier de faire l'autre. C'est ce que j'essaie de faire aussi sur Siegfried.

 

Image Walkyrie 2.jpgSortir : Y a-t-il dans votre travail, une recherche sur la musique ? En feuilletant l'album, on se surprend à imaginer une partition, une composition qui accompagnerait les pages et les cases. C'est un effet recherché ?


A. Alice : Pour le coup, c'est quelque chose que j'ai vraiment essayé de retrouver. Je travaille de plus en plus sur le rythme à tous niveaux. En terme de scénario : en jouant sur des séquences d'humeur très différentes en essayant de générer un contrepoint permettant d'alimenter la scène ou la séquence suivante. En mise en page et en terme de cadrage aussi, en alternant des pages très découpées et des pages, ou des doubles pages, totalement exemptes de dialogues. J'ai aussi essayé de penser au rythme des couleurs, perçu de manière très inconsciente en bande dessinée mais qui amène un troisième tempo, un peu décalé par rapport aux deux autres. J'essaie de jouer avec tout ça, un peu comme avec une partition interprétée par plusieurs corps d'instruments.

 

Sortir : Déjà dans le Troisième Testament, on sentait une aspiration forte à envahir volontiers les pages avec des décors impressionnants. C'est plus marqué encore dans ce nouveau tome. Quelle est la place du paysage dans Siegfried ? Est-il un personnage à part entière ?


A. Alice : J'adore dessiner des paysages, je me fais énormément plaisir sur cette série parce qu'il y a à la fois des personnages, et des personnages très expressifs, et du décor naturel qui est vraiment là dans un esprit romantique pour pour souligner l'état d'esprit des personnages. J'essaie de travailler, à la base, sur la symbolique du décor et de lui donner une forme qui a une signification sur ce qu'il représente à ce moment. Pour le tome 1, on était dans une sorte de forêt-prison, dans le tome 2, Siegfried sort de la forêt et découvre littéralement l'horizon pour la première fois. Le paysage prend ensuite vie sous la forme des géants, forces de la nature incarnées.

 

Sortir : Qu'en est-il de Mime ? On se trouve avec lui presque à la limite de Walt Disney à chacune de ses apparitions, était-ce pour se départir quelque temps d'un ton plus sérieux, plus dramatique ?


A. Alice : C'est là aussi une question de rythme. Loin de moi l'idée de l'utiliser comme un appui comique à l'américaine, comme une façon de désamorcer l'instant dramatique pour éviter que le lecteur-spectateur ne soit trop angoissé. Je ne supporte pas tout cela. J'espère ne pas être tombé là dedans, même si je suis à la limite, je souhaitais proposer un contrepoint qui permette de passer de façon parfois très rapide d'un ton à l'autre. Un forme de contraste entre des moments légers et clairs et d'autres foncés et plus graves. L'ouverture du tome 2 est un peu comme cela : Odin parle à la terre, évoque le crépuscule des dieux, la fin des temps, quelque chose de très lyrique, et on enchaine directement sur Mime qui a des problèmes avec un raton-laveur. Je ne pouvais pas trop me le permettre dans le tome 1, dont le récit est plus grave. Ici, c'était plus faisable et je suis content de l'avoir fait même si je suis conscient du risque.

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Sortir : En même temps que les albums, vous travaillez aussi sur un projet de long-métrage autour de l'histoire de Siegfried. Ou en est le projet ? Quels points communs et quelles différences y a-t-il avec la bande dessinée ?

 

 

A. Alice : Le grand intérêt pour moi était de développer les deux en même temps. C'est une grande chance que j'ai eu de pouvoir conjuguer les projets. Je pouvais ainsi bénéficier du développement du film pour faire la bande dessinée. Des moyens colossaux pour une bande dessinée donc, et aussi la chance de pouvoir prendre un temps d'écriture très long pour écrire toute la série au départ, de réfléchir les deux en même temps et de travailler avec en équipe sur le projet du long métrage. Je suis en ce moment sur le tome 3, que je veux terminer avant de basculer sur la fin du travail autour du film. Je suis lecteur moi -même et je ne veux pas que le dernier tome mette trop de temps à sortir.

 

Sortir : Cette envie de passer du fixe à l'animé, c'est une envie qui remonte à loin ? Comment cela se conjugue-t-il avec le travail sur la bande dessinée ?


A. Alice : C'est une envie que j'ai depuis très longtemps. J'ai eu cette opportunité que j'ai saisie, pour moi il n'y a pas d'opposition, mais plutôt une continuité. J'ai l'impression qu'il s'agit toujours de raconter des images avec des dessins. Pour l'instant c'est de l'animation et de la bande dessinée mais ce pourrait être aussi des livres illustrés ou de la peinture. Je peins une toile par an et à chaque fois, je peins une histoire, des images qui racontent quelque chose. Je pense que c'est surtout cela mon truc.

 

Sortir : Votre créativité passe-t-elle donc désormais nécessairement par ce travail multi-médias, celui qui vous permet d'alterner le travail plus solitaire de la bande dessinée et un autre plus collectif pour le film, avec des contraintes différents ?


le-troisieme-testament.jpgA. Alice : Le tout me plaît beaucoup, oui. Mon ambition, c'est de pouvoir continuer à faire les deux parce que les contraintes ne sont pas les mêmes et sont intéressantes dans chaque domaine. Je ne fais pas non plus de confusion entre les deux, les deux métiers sont très différents mais c'est aussi ce qui me passionne.

 

Sortir : D'autres projets ?


A. Alice : Oui, la suite du Troisième testament qui sortira l'année prochaine. Je ne dessine plus mais on travaille sur le scénario avec Xavier (Dorison, scénariste de la première série, NDLR) et qui est dessinée par Robin Recht, qui avait fait Totendom et qui va élargir un peu son vocabulaire sur cette série pour nous faire quelque chose qui soit moins 100% dramatique. Ce sera a priori très beau, et ça sort l'an prochain.